jeudi 26 juin 2008

Ernest La Jeunesse célèbre Fanny Zaessinger


De Fanny Zaessinger et des lettres

Pour Rodolphe Darzens

Il ne faut souhaiter la mort de personne. Et pourtant se serait une si jolie oraison funèbre !
Une petite femme vint qui s'assit.
C'était un café mélancolique où des gloires avaient traîné et des vaudevillistes aussi et où le patron se mourait d'un anévrisme longanime. La petite femme demanda un lait chaud. Sa voix était douce et lente. Des cheveux lui tombaient aux épaules et lui tombaient à peine plus bas et sa robe lui tombait aux talons – pas très bas parce que c'était une petite femme – sans dire les hanches ou les seins ou la taille, et c'était une robe toute droite, sans plis, souple comme la tristesse et triste comme un reproche. Et de jeunes hommes s'assirent autour et demandèrent des laits chauds. La petite femme parla. Et ils écoutèrent la petite femme.
Elle avait la tête à laquelle on rêva toujours, à laquelle on ne pensa jamais. C'était en son coeur qu'on la voyait et elle venait de très loin, de partout, de toujours. On l'avait trouvée aux marges de Racine, aux marges de Jean-Jacques et de Jean-Paul et de Vigny, et c'était tout Mallarmé, tout Loti, tout Maeterlinck et tout Verlaine. A y bien réfléchir, on la réconcilia avec Stendhal, Barrès et Henri de Régnier. Et on eut aux lèvres et dans la gorge le goût de la mer qui emporte – sans le faire exprès – des âmes et des âmes.
Petite femme qui s'ennuie, elle souffrit autour de soi des gens qui s'ennuyaient. Les uns étaient allemands, les autres, peintres, d'autres, vieillards, et il en fut qui, les mardis, sortaient de chez monsieur Mallarmé.
Les omnibus les attendaient à la porte du café et ils étaient venus jusqu'à cette place, après des détours, pour trouver des omnibus. Et les omnibus s'ébrouaient, successifs, avec des yeux verts et des yeux rouges et filaient et c'était la nuit ensuite où les globes de M. Popp s'éteignent et où les rues se font froides et noires. On demeurait autour de la petite femme. On parlait, on ne parlait pas. On écoutait la petite femme et on ne l'écoutait pas. Et lorsqu'on cherchait, parmi des descentes, les couches solitaires du Quartier ou d'ailleurs, on se découvrait l'âme même, toute même – et de par l'âme de la petite femme.
C'est la rue Pigalle. C'est la rue Bréda. C'est la fontaine Saint-Georges.
Et voici les boulevards. Et voici, refrain, l'équivalent sentimental de la petite femme :

Ha-ra-ra-bé-belle,
Tou-tou-tou-ta-ta-ti-ti
You-you-you-si-si-da.
Va-va-va-mi-you.
Ta-zi-zi-zi-mé-hi-lou-lou !
Ca-da-la-vi-té-zi-gheh !
Li-rou-mé-hi-la-dou-dé-dé,
Ro-Ro-Ro-Ro-do-do !...
C'est un trouble. On n'est pas amoureux. Et les chemins sont longs. Et cependant qu'on marche vite, la figure revient, lente, et le corps aussi.
C'est le sourire, ce sont les dents blanches, dont l'une un peu en arrière et une autre un peu jaune, à droite, et ce sont les cheveux ternes, longs et très courts (pour y pleurer), et c'est le front étroit assez pour être celui de notre soeur. Et c'est la bouche puérile, la bouche lasse. Et l'on n'est pas seul et on est seul, car c'est du fond de son âme, à soi, que sort sans hâte cette figure. On arrive. On allume la lampe pour se coucher seul. La flamme de la lampe n'est pas haute et c'est du silence, dehors. On a le coeur qui glougloute, qui s'amollit. On ne se couche pas : on écrit.
On n'est pas amoureux de la petite femme. Qu'aimerait-on en elle ? Ses yeux un peu myopes, un peu bruns, tranquilles et humides, ses yeux qui ne s'amusent pas et qui chantent ? Son sourire si las et son rire si las en sa fraîcheur, si brisé en sa jeunesse ? Désire-t-on ce corps qu'on devine à peine et qui est confiant en sa gaine de crépon sombre ? On ne sait, tout d'abord, car cette petite femme est une femme...
Puis on la sent si à côté de soi quand elle n'est pas là et si réelle !...
On n'est pas amoureux. On est gêné quand on s'assied sur la banquette brutale du café où elle est assise : on a un peu peur. Elle n'existe pas, cette petite femme, c'est une entité, c'est une réalisation – et c'est bête.
Elle est en notre coeur : c'est notre enfance et notre tristesse et notre malheur, c'est notre sourire et notre lassitude ; et sa gorge qui sort à peine d'un foulard noir est si fatal et se tend si atrocement, si joliment vers des flèches et du fer ! C'est nous, c'est notre soeur, c'est notre beauté.
Des peintres l'ont vue et l'on priée de poser : elle a bien voulu – pas trop. Et les peintres on fait son portrait... et l'ont raté. Car c'était leur émotion qu'ils voulaient fixer sur leurs toiles et en leurs pastels – et ça n'est pas pratique ! Un nez qui frise et des cheveux qui frisent, une main qui ondule ? Oui, mais après ?
Après ?
C'est une petite femme qui s'assied et qui attend, qui sait ce qu'elle attend et qui attend quelque chose de plus.
Autour, ce sont des gens qui attendent et qui ne savent pas ce qu'ils attendent. La petite femme est un instrument de patience, d'attendrissement, d'alanguissement, de méditation et de perversité.
On la croit perverse.
Et c'est parce qu'elle s'ennuie et qu'elle s'ennuie moins quand des gens s'ennuient en face et à côté.
On la croit froide.
Et c'est parce qu'elle se défie et qu'elle a ce qu'elle veut et qu'elle aime. Et ses yeux sont droits et épient – et se détournent.
Ses affaires de coeur. Nous ne savons pas. Ceux qu'elle aima., de vrai, ça n'était ni nous ni de notre génération. Des étrangers.
Pftt !... Elle est NOUS et notre génération.

II

On le lui a fait savoir – et ce n'était pas la peine. Elle a eu son année, ses poètes, sa cour et sa littérature. Tout le monde lui a serré la main et a échangé avec elle des aphorismes peu coûteux. On l'a menée au cimetière Montmartre au d'Harcourt et de Chatou à la rue de l'Echaudé. On l'a fait danser parmi des vases de M. Tinan et des cyclewomen de M. Albert. Elle a été partout la même, vague sans pose et aimable. Elle a gambadé, musé, boudé. Elle a été la muse de tous. Et elle a eu pour se débarrasser des indiscrètes caresses de ses cheveux le geste qui rejette en arrière des siècles et des mondes. Elle a donné du talent aux enfants parce qu'elle leur a donné le petit trouble qu'elle seule peut donner. Et quelques-uns, pour avoir écrit des mots où tremblait ce petit trouble, des mots où l'on sentait se gercer ce petit trouble
(sans savoir pourquoi) nous troublèrent délicieusement.
Et ceux-là, pour avoir dit leur trouble, le perdirent et crurent que la petite femme était une camarade et une petite femme. Ils n'eurent plus de talent, ils avaient
transgressé les rites – ils avaient vieilli.

III

Mais ce n'est pas une oraison funèbre. C'est une note sur l'histoire littéraire et c'est une ode qui dit l'année 1895-96 qui ne fut pas vide et qui fut ton année, petite femme. J'ai envie de pleurer.
L'année est finie. Il y a plus personne à Paris. Des gens sont en Alsace, d'autres au Midi, d'aucuns à Jumièges ou en quelque autre normanderie. Et tu restes à Paris. Et nous restons. Tu es notre tendresse, tout notre tendresse fraîche et désintéressée de ces mois. Lorsque nous allons te voir en ta petite maison falote d'où jaillissent des terrains vagues, des maisons et des villes, lorsque tu nous apparais, à peine éveillée, les yeux gonflés de rêves, entre des chats, ils nous semble que c'est notre âme qui s'éveille et que nous avons du talent et que nous ne sommes pas méchants. Tu parles ensuite et tu es calme et tu souris, mais nous savons des larmes rue Lepic et des larmes place Blanche.
Mais à quoi bon dire que tu as souffert et faire saigner ton charme saignant ? Il vaut
mieux t'entretenir d'oiseaux et de fleurs, t'offrir, en ta robe longue, aux yeux des pauvres petits peintres et des pauvres petits littérateurs qui veulent de la beauté et qui ne la cherchent pas parce que c'est trop cher. Et à quoi bon te dire à toi-même que tu souffres, que tu t'ennuies ?
Dormir... dormir...

IV

Petite fille, petite fille, l'année est terminée. Voici que ces horribles chaleurs s'en vont et que les lumières des cafés vont sembler moins paradoxales. Voici que le soleil va s'attendrir et s'apâlir et que le froid va revenir qui fait qu'on se pelotonne en sa misère. Et les gens reviendront de Normandie et d'Alsace et reprendront leur place auprès de toi et s'efforcerons à émettre des « mots historiques » que tu voudras ne pas trouver ridicules.
Et tu apparaîtras sur des scènes, un peu plus, un peu mieux, et tu épandras tes cheveux sur des tendresses laborieuses et notre épars besoin de tendresse. Et des oeuvres naîtront de toi, sous tes pas, et de pauvres petites fleurs croîtront par toi que tu laissera cueillir aux autres.
Et tu seras des livres encore, qu'on imprimera chez Renaudie, en cérémonie.
Ah ! Petite fille, c'est une année qui vient où s'obstinera ta royauté douloureuse, ta tyrannie apaisante. Et des lunes se lèveront pour toi où tu baigneras la molle ténèbre de tes yeux.

V


Les gens qui t'ont fait mal, qui t'on meurtri tes petites mains et ton petit coeur, les gens qui ton meurtri ton horizon et ton infini, ces gens-là, vois-tu, se sont abolis : on n'en entendra plus parler : ils sont dans les maisons grises, où il n'y a ni chats ni ciels, à faire des farces et à peiner pour ne rien faire.
Il n'y a plus ici, il n'y a plus partout que des gens qui veulent sourire de ton sourire las mais qui sourit. Ne soit pas heureuse, ne sois pas trop heureuse parce que le bonheur est brutal, parce que le bonheur est laid.
Nuance tes plaisirs, nuance tes petites peines.
Tu es nos vingt ans, tu es notre jeunesse, notre vertu, notre douleur, notre tendresse.
Petite fille, petite fille, voici notre coeur, notre coeur pas amoureux, qui se trouble non pour toi, mais par toi.

VI


Et voici, petite fille, notre âme et notre émoi, notre émoi de cette seconde, d'hier, d'aujourd'hui, notre émoi ténu, tenaillant, fécond, éternel...

Ernest LA JEUNESSE

Revue Blanche : tome 11 : Août 1896

Fanny Zaessinger :
Ernest La Jeunesse, Alfred Jarry, et les autres

Fanny Zaessinger, actrice et modèle, figure dans Les Jours et les nuits d'Alfred Jarry sous les traits de la « petite fille », dite Huppe, c'est elle qui avec l'aide de Sengle est chargée de déshabiller Severus Altmensch, Ernest La Jeunesse, lors d'une orgie dans l'atelier du peintre Raphaël Roissoy, Léonard Sarluis. Dès 1895, alors qu'elle débute au théâtre de l'Oeuvre, dans L'Ecole de l'idéal de Paul Vérola, Henri Albert signale aux lecteurs du Mercure de France « Mlle Fanny Zaessinger, aux bandeaux d'ange cruels et charmants ». La charmante Fanny fréquentait les mardis de la rue de L'Echaudé, où se réunissaient autour de Rachilde les écrivains familiers du Mercure. Au d'Harcourt et à la Nouvelle Athènes, place Pigalle, elle côtoyait Jean de Tinan, Henri Albert (1), Léon-Paul Fargue, Pierre Louÿs, André Lebey, elle retrouvait les mêmes à la revue Le Centaure (2). Elle fut maîtresse de certains, le modèle de Charles Léandre, et si l'on en croit La Jeunesse « Elle a donné du talent aux enfants » « elle a été la muse de tous ». Elle habitait Montmartre, ce qui explique les « larmes de la rue Lepic » et les « larmes de la place Blanche », assistait Franc-Nohain au théâtre des Pantins, accompagnait La Jeunesse au Café Napolitain. Lorsque Jacques Doucet invite les rédacteurs du Centaure il n'oublie pas de convier Fanny. Pour son ami Tinan, elle sera Fancy, dans Penses-tu réussir ! dans ses Noctambulismes elle lira les Chercheuses de poux de Rimbaud. Une jolie Chanson pour mes chats, signée d'elle, figure dans les papiers du Centaure. Le trop oublié J.-M. Levet lui a dédié son sonnet Parades et Léon-Paul Fargue l'a mise en scène dans un chapitre de Tancrède. Fanny Zaessinger fut la tendre amie de toute une génération.

(1) Alsacien comme Fanny, traducteur de Nietzsche, et directeur administratif de la revue Le Centaure.
(2) Le Centaure. Recueil trimestriel de littérature et d'art. Deux numéros, 1896. Magnifique revue inspirée de la revue allemande Pan, où l'on retrouve outre les écrivains déjà cités, Henri de Régnier, André Gide (pour le premier numéro), Paul Valéry (qui n'y signa que de ses initiales), Hérold, et des peintres et illustrateurs comme Charles Léandre, Jacques-Emile Blanche, Anquetin, Dethomas, Felicien Rops et Charles Conder. Léon-Paul Fargue faisait parti du comité de la revue mais n'y donna aucun texte.

Ouvrages consultés :

François Caradec : A la recherche d'Alfred Jarry. Seghers, cahiers insolites N° 2, 1974

J.-P. Goujon : Jean de Tinan. Plon, 1990

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